Intertextualité : Sumer

Ou l'influence discrète du mythe d'Ishtar sur le « parcours initiatique » de Ludivine...

Beaucoup de noms propres dans l'univers qu'explore Ludivine, l'héroïne de Showergate, de l'autre côté du rideau de douche détraqué, sont inspirés de noms appartenant à la mythologie sumérienne. Autrement dit, des mythes fondateurs de l'une des plus anciennes civilisations connues sur Terre, où l'on retrouve notamment les plus vieilles traces d'écriture, et l'origine des langues parlées aujourd'hui dans tout l'occident, dites "indo-européennes". Cette civilisation, qui naquit entre le Tigre et l'Euphrate (d'où le nom Mésopotamie, littéralement "le pays entre les fleuves"), dans la zone de l'actuel Irak, est un peu l'ancêtre de toutes les civilisations occidentales, et ses mythes, légendes et religions, sont souvent par bien des points, aussi, les fondations des nôtres.

Showergate n'a pas vocation à être un récit "mystique". C'est avant tout une série d'aventure, avec un petit côté romantique et -vous l'aurez remarqué- cette petite touche d'érotisme qui sied aux bellaminettes. ;)

Mais il fallait bien trouver des noms propres, et il m'a semblé intéressant de m'inspirer d'une source commune pour tous les lieux et personnages du monde étrange qui se trouve de l'autre côté de cette fameuse porte de douche cosmique, elle-même clin d'œil au titre et à l'argument du film Stargate (également teinté de mythologie, d'ailleurs, mais par des références explicites au panthéon de l'Égypte antique).
Comme j'ai toujours été assez fasciné par l'archéologie et l'histoire des civilisations anciennes, je me suis repenché sur une période qui m'a beaucoup attiré quand j'étais petit : Sumer, et la civilisation assyro-babylonienne.

Il y avait là des noms aux consonnances assez exotiques, ce qui convenait très bien à mon propos, quitte à les déformer un petit peu pour ne pas trop les reprendre tel quel. L'intérêt, c'était surtout, en puisant dans une même source, d'avoir un ensemble de noms cohérent, qui semblaient bien appartenir à une même culture, de manière à donner un peu de "consistance" à ce monde inventé.

Ainsi, dans la mythologie sumérienne, Nibiru est le monde des dieux, où d'ailleurs le temps ne s'écoule pas à la même vitesse que dans le monde des humains (comme dans le récit de Showergate). Les annunaki sont leurs serviteurs, etc. En cherchant un peu, on retrouve donc un peu partout dans ce qui semble bien, par-delà la Showergate, être un monde parallèle, divers clins d'œil à cette mythologie, avec parfois de petites adaptations phonétiques ("annunaki" devenu "anu-nakee", etc). Le nom de famille de Bartholomaï, le jeune peintre qui recueille Ludivine et l'aide à échapper aux sbires de la reine sombre, et se présente en page 19 du tome 1, est "El Medouranchi". Ce nom est inspiré de celui d'un roi sumérien, Enmeduranki, mentionné dans les textes bibliques comme le septième roi avant le déluge. Le nom de la station orbitale où vit et travaille Ludivine, Hamurabee, est quant à lui inspiré de Hammurabi, roi de Babylone célèbre pour son "code", ancêtre des lois écrites.

Mais le but n'est pas seulement d'avoir un "vocabulaire" cohérent et exotique. La référence est également chargée de sens, et donne quelques pistes sur le deuxième niveau de lecture des aventures de Ludivine, essentiellement le mythe d'Ishtar (ou Inanna), et le poème épique qui raconte son voyage vers le monde souterrain, à la rencontre de sa sœur et contrepartie ténébreuse, la maîtresse des enfers, Ereshkigal.

Ishtar est sans doute ce qu'on peut définir comme l'archétype originel de la divinité féminine, l'"ancêtre" de Vénus, d'Isis, de toutes les variantes de la déesse-mère, le "prototype" des mythes idéalisant la Femme. Autant dire la sainte-patronne des bellaminettes. ;)

Le Voyage d'Ishtar raconte comment la déesse entreprend, pour aller à la rencontre d'Ereshkigal, de franchir les sept portes qui mènent au royaume du dessous. Il y a d'ailleurs, dans la case 1 de la page 32, une référence encore plus directe à ce propos (encore que la porte est représentée sous la forme d'un torii japonais, mais Ludivine tient un restaurant de nouilles japonaises, et cette scène à lieu dans un rêve, alors on va pas chipoter). À chacune des portes, le gardien qui veille sur ces passages lui ordonne, suivant les ordres de la Reine des ténèbres, de se défaire de l'un de ses sept attributs magiques, qui sont des vêtements ou des ornements qui confèrent à la déesse l'un de ses pouvoirs. En franchissant la septième et dernière porte, Ishtar se retrouve donc nue comme un ver (la déesse de l'amour et de la guerre en costume de naissance, ça doit décoiffer !), et donc aussi vulnérable qu'une simple mortelle.
La sournoise Ereshkigal ne va évidemment en faire qu'une bouchée, en lui envoyant des démons pas du tout accueillants. Il faut dire que son entourage est loin d'être recommandable, puisque la cour de cette maîtresse des enfers regroupait, entre autres, des lascars comme Cthulhu ou Yog-Sothoth, qui inspirèrent le célèbre écrivain H. P. Lovecraft ! Mais rassurez-vous, ça finit bien, grâce à un mage humain, qui va ratrapper le coup. ;)

Discrètement inspirée de ce personnage et de son étrange voyage, Ludivine porte elle aussi, au début de son aventure, sept pièces de vêtements, et dans la page 6 du tome 1 elle s'en défait (normal...) avant d'aller prendre sa douche, pour vivre un voyage qui n'est pas sans rappeler celui de la déesse antique, à la rencontre de la trouble et malveillante Ershkee-Gale.

Au-delà de l'incident à la sauce SF qui semble, à la première lecture, ne servir que de prétexte à mettre en scène une bellaminette en tenue d'Ève, la nudité de Ludivine met aussi cette jeune fille (par ailleurs inquiète de sa propre image) en situation à la fois de vulnérabilité (donc de remise en cause de ses acquis) et d'"innocence" : telle une tortue (son animal-totem, évoqué au début du récit -page 4- par Miranda puis, plus tard, page 35, par l'étrange cartomancienne Ninghi-Ziddah (encore un nom d'origine sumérienne quoiqu'un peu trafiqué), privée de sa carapace, en perdant toute protection, Ludivine vit une sorte de seconde naissance. Elle se débarasse du personnage qu'elle s'était construit pour se protéger des agressions extérieures, et affronte "nue" une expérience dont elle a besoin pour mieux se connaître, pour devenir davantage elle-même.


Quelques sources d'info sur Sumer :